Khaled Ali, l’avocat des sans-voix égyptiens ils Feront Le Monde
Par Marion Guénard (Le Caire, correspondance)
Cet homme de droit égyptien et militant infatigable incarne le dernier espoir d’une jeunesse révolutionnaire désabusée.
Khaled Ali impressionne d’abord par sa carrure et son endurance. Avec son physique de joueur de rugby, on le voit de loin dans les manifestations, dépassant d’une tête tout le monde. Il passe sa vie à courir. Entre deux rendez-vous. Entre une plaidoirie et une visite au parloir d’une prison. Entre un meeting politique et un sit-in ouvrier.
Célèbre avocat anticorruption et porte-voix du monde ouvrier, Khaled Ali incarne, à 42 ans, le dernier espoir d’une jeunesse révolutionnaire désabusée, qui a cru à l’avènement de la démocratie après la chute de Moubarak en 2011 et qui, à présent, se retrouve réduite au silence par les chars des militaires, sans l’ombre d’une opposition structurée pour la soutenir.
Une possible troisième voie
Au beau milieu de ce désert politique, résultat d’une lutte virulente pour le pouvoir entre l’armée et les Frères musulmans, Khaled Ali est l’un des derniers à représenter une possible troisième voie, celle des révolutionnaires qui demandaient en 2011 « du pain, de la liberté et de la justice sociale ».
Originaire du gouvernorat de Daqahleyya dans le delta, Khaled Ali est né en 1972 dans une famille modeste. Diplômé de la faculté de droit de Zagazig, il fonde, en 2009, l’ECESR, le Centre égyptien pour les droits économiques et sociaux. Son cheval de bataille tient en quelques mots : défendre les plus démunis face à la prédation des puissants. « Nous utilisons les failles du droit égyptien pour lutter contre les abus du régime. Il s’agit de faire appliquer les lois en nous référant à la Constitution et aux traités internationaux que l’Egypte a ratifiés », avance Khaled Ali.
Tout au long des années 2000, alors que le gouvernement entreprend une vaste libéralisation des appareils de production, il se bat avec acharnement contre une oligarchie politique et financière corrompue.
Le procès de Madinati est à ce titre exemplaire. A la fin des années 2000, le gouvernement donne 33 millions de mètres carrés de terre en grande banlieue du Caire à la compagnie d’Hicham Talaat Moustapha, magnat de la construction et proche du fils Moubarak, Gamal. En échange, l’homme d’affaires doit céder gratuitement à l’Etat 7 % des futures constructions qui constitueront la ville nouvelle de Madinati, constituée de quartiers résidentiels réservés à l’élite. « La compagnie vendait du terrain acquis gratuitement. Imaginez si l’Etat l’avait vendu au prix de 1 000 livres égyptiennes le mètre carré, cela aurait rapporté 33 milliards. Pour information, le budget de la santé est de 23 milliards ! », précise Khaled Ali. Après des mois de procès, la justice prononce l’invalidité du contrat initial. « C’était un grain de sable dans le système bien huilé des milieux d’affaires, qui se servent sur le dos de la bête », poursuit l’avocat.
Le candidat des pauvres »
En mars 2010, Khaled Ali part en croisade pour la mise en place d’un minimum salarial. « La loi datait de 2003 mais n’avait jamais été appliquée. Or, l’Egypte a signé des accords internationaux reconnaissant l’obligation d’instaurer un salaire minimum », rappelle-t-il. L’avocat attaque directement le président Moubarak. La justice lui donne raison. Mais, preuve de l’inertie qui plombe le système juridique et bureaucratique, la loi n’a toujours pas été appliquée. « Tous les présidents d’Egypte, qu’il s’agisse de Moubarak, Morsi ou désormais Al-Sissi ont cette épée de Damoclès sur la tête. Tant qu’ils ne mettent pas en place un salaire minimum indexé sur l’inflation, ils sont techniquement hors la loi », conclut l’avocat.
Parallèlement, au cours de cette décennie, la société civile se réveille. Elle a soutenu la seconde Intifada, décrié l’invasion américaine en Irak. Des mouvements d’opposition se forment. Les jeunes activistes de Kefaya, « Ça suffit ! », militent sur Internet et descendent pour rallier à eux les quartiers les plus défavorisés. Dans ce contexte, les victoires juridiques de Khaled Ali pavent la route aux révolutionnaires de Tahrir.
En 2012, Khaled Ali se présente à la première élection présidentielle démocratique et libre de l’histoire de l’Egypte. Il rend publique sa décision au lendemain de ses 40 ans, âge minimum pour briguer la présidence, et est de fait le benjamin à la course à l’investiture. Se présentant comme « le candidat des pauvres », il fait de la justice sociale la colonne vertébrale de son programme. Ne bénéficiant ni de la force de frappe des Frères, ni des moyens financiers des candidats « fouloul », partisans de l’ancien régime, il obtient 0,6 % des voix, celles de l’extrême gauche urbaine essentiellement.
Les egyptiens vont redescendre dans la rue »
Aujourd’hui, comme tout opposant, il est surveillé de près. Dénonçant « une récupération par les militaires de la colère populaire contre les Frères », il a refusé de participer à la présidentielle de mai.
« Armée et Frères musulmans sont les deux côtés d’une même pièce. Le coup d’Etat militaire de juillet 2013 n’est pas contre la confrérie. Il est contre la révolution du 25 janvier, déplore l’avocat. Nous avons besoin d’un Etat de droit mais pas d’un Etat qui colle de faux procès, tue et criminalise les manifestations et les grèves. Nous avons besoin d’hommes et de femmes pour reconstruire ce pays mais pas d’investisseurs qui sucent le sang de l’Egypte. »
Le visage poupin et la voix douce, Khaled Ali affiche une force tranquille qui n’a rien à voir avec de la résignation. Ce militant infatigable sait dans quelle voie s’engage l’Egypte. « Cette période de violences qui traverse le pays depuis 2011 est loin d’être terminée. Aucune des demandes révolutionnaires n’a été concrétisée. Au contraire, en face, l’Etat se montre chaque jour plus féroce à l’égard des opposants et un peu plus injuste à l’égard des citoyens », constate-il. « Les Egyptiens vont redescendre dans la rue. Mais, cette fois, ce sont les classes les plus populaires de la société qui seront là. Ce soulèvement sera bien plus violent que tout ce que nous avons déjà vu en Egypte. Et il risque de durer. »
(Le Monde)